De nombreuses théories ont été développées au cours des décennies pour expliquer le phénomène de l’intégration européenne. Nous n’allons pas ici toutes les utiliser. La comparaison entre l’Union Européenne et l’espace soviétique et post-soviétique n’est possible que jusqu’à un certain degré. Toutefois nous allons dans cette partie introductive définir quelques théories de l’intégration qui vont nous être utiles.
D’abord, nous devons définir le processus intégratif dans son ensemble. L’intégration européenne est souvent vue comme le plus brillant exemple du “régionalisme”. Le régionalisme renvoie justement au besoin des acteurs étatiques de déléguer des compétences à une organisation internationale spécialisée dans un domaine en particulier. Ainsi par exemple l’OTAN est un exemple de régionalisme dans lesquels les Etats-membres de l’OTAN ont mis en commun leurs moyens en vue d’assurer une sécurité commune. Les raisons qui poussent les acteurs à le faire l’échelle d’une région sont multiples et ont peut citer parmi elles : la proximité géographique, l’interdépendance économique ou sociale ou encore l'homogénéité cognitive.
Le facteur clef de compréhension du phénomène du régionalisme, c’est le besoin de dépasser les limites de la marge de manœuvre des Etats. Ainsi par exemple la Slovénie, petit État européen, peut obtenir un bien meilleur résultat dans ses politiques publiques s’il bénéficie de l’expertise des agences européennes auxquelles il a adhéré en intégrant l’Union Européenne, plutôt que de devoir créer une agence nationale qui devrait tout faire seule.
C’est cette idée de l’intérêt des Etats qui nous amène à la première théorie qui nous intéresse : le fonctionnalisme (qu’on appelle aujourd’hui souvent le “néofonctionnalisme” du fait de la popularité de ses thèses depuis son renouveau à la fin du XXème siècle).
L’idée centrale du fonctionnalisme est de s’éloigner des idéologies et de ne concevoir l’intégration régionale que comme un phénomène cherchant à atteindre un but précis. Ainsi l'organisation internationale existe pour mettre en œuvre une fonction et atteindre un résultat. David Mitrany, le grand auteur de ce mouvement, va même considérer que l’Etat peut être un frein à la bonne mise en œuvre des politiques publiques parce qu’il est trop idéologique. Il faudrait donc plutôt créer des agences internationales sans caractère idéologique pour dépasser l’inflexibilité étatique.
Le néofonctionalisme a été porté par des auteurs comme Ernst Haas qui dès 1958 avait remarqué le caractère particulier de l’intégration européenne, qui était portée par l’adhésion au projet des élites politiques et économiques des Etats-membres. Ainsi, il a permis de dépasser le raisonnement de Mitrany qui était très opposé à l’Etat. Avec Haas, nous pouvons concevoir le fonctionnalisme comme étant une volonté des Etats et pas seulement une réponse à un besoin. Leon Lindeberg va ensuite conceptualiser les conditions préalables à l’émergence d’une intégration régionale politique : il considère qu’il faut que les principales institutions (économiques, politiques et sociales) soient présentes au niveau régional, ensuite il faut que les institutions puissent avoir la capacité d’initier des programmes économiques et sociaux, et enfin il faut que les tâches des institutions supranationales puissent être élargies au fur et à mesure qu’avance l’intégration.
C’est dans l’école néofonctionnaliste qu’apparaît donc, suite aux travaux de Lindeberg, la notion très intéressante de “l’effet d’engrenage” (spill-over). Cette notion renvoie au fait que plus l’intégration avance, plus elle fait (directement ou indirectement) intégrer des compétences et des domaines qui n’étaient pas prévus au départ. On peut donc voir que le processus “intégratif” prend vie et devient en quelque sorte autonome.
Une autre théorie qui va nous intéresser est l’intergouvernementalisme. A propos de l’intégration européenne, ce courant est surtout incarné par Stanley Hoffmann, qui considère que même si les Etats décident de s’intégrer dans une organisation internationale, ils demeurent les seuls titulaires de la souveraineté, quand bien même ils décident de la mettre ensemble pour résoudre des problèmes. Ainsi les organisations internationales régionales demeurent l’objet des Etats et non l’inverse. Ce courant s’inscrit parfaitement dans l’approche réaliste des relations internationales, approche de science politique plaçant l’Etat au centre des relations internationales et le conceptualisant comme un acteur rationnel prenant des décisions dans ses intérêts.
Autre auteur de ce courant, Andrew Moravcsik, considère que ce qui pousse les Etats à s’intégrer ensemble, ce sont les bénéfices économiques de l’intégration, au sens de la loi de Pareto (la loi économique de l’équilibre parfait amenant au coût optimal d’une transaction). Ainsi, selon lui, les Etats européens s’intègrent ensemble pour diminuer leurs coûts de transaction et pour optimiser leurs gains.
Hormis ces théories, nous avons aussi besoin de conceptualiser l’intégration régionale selon le modèle adopté. Ici le débat fait rage, et il est difficile de dire si l’Union Européenne est une Fédération ou une Confédération (ou quelque chose de nouveau à mi-chemin entre les deux). Une Fédération est un ensemble de groupes unis (cités-Etats, Etats fédérés, Etats souverains, etc …) qui ont des objectifs communs. Leur processus d’intégration est très souvent parachevé par une Constitution. Nous savons que le traité constitutionnel européen ne fut pas adopté par les Etats-membres et donc on ne peut pas considérer l’UE comme une Fédération au sens classique du terme. Toutefois la Cour traite souvent les traités européens comme une norme constitutionnelle pour l’organisation internationale et donc l’UE agit comme une Fédération.
Une Confédération est très proche de la notion de Fédération, la différence se trouvant dans le fait que dans une Confédération les Etats demeurent souverains et qu’il faut un consensus pour agir. L’Union Européenne est bel et bien une Union d’Etats Souverains mais elle pratique dans sa procédure législative ordinaire le vote à la majorité qualifiée des Etats-membres et donc n’a pas besoin de consensus pour agir. Nous voyons à nouveau que l’UE ressemble à une Confédération mais n’en est pas une à tous les égards.
Karl Deutsch et William Riker considèrent que l’Union Européenne tend vers une Fédération et ceci est d’autant plus évident que les facteurs économiques, sociaux et idéologico-culturels de l’intégration européenne ressemblent aux conditions nécessaires pour une intégration fédérale classique.
L’idée fédérale européenne est d’ailleurs confortée par l’existence dans l’UE d’un Parlement Européen, représentant les citoyens européens. Il est le premier pas vers un “deimos” européen tel qu’il avait été conceptualisé par Altiero Spinelli. D’ailleurs Spinelli avait beaucoup inspiré les tendances démocratiques nécessaires à l’intégration européenne dans son “Manifesto Ventotene” de 1941. La question démocratique est aussi fortement liée à l’idée de légitimité, en effet l’Union Européenne est vue comme étant trop technocratique et pas assez proche des citoyens. Dans le même temps, les Etats ne veulent pas donner plus de légitimité décmoratique à l’Union de peur d’en perdre le contrôle.
C’est dans cette mouvance que s’inscrit le concept de principal/agent. Ce concept renvoie au fait que les “principals” (les Etats et donc leurs Gouvernements) envoient des “agents” travailler au niveau régional avec des objectifs qui leur sont donnés par les “principals”. Ainsi on pourrait croire que l’Union Européenne est une organisation dont le personnel n’est composé que de délégations nationales assujetties aux volontés des Etats. Mais ce n’est pas tout à fait le cas dans le sens ou le “principal” dépend de l’expertise de l’agent et l’émergence d’une fonction publique européenne nous illustre parfaitement que ceux-ci ont une volonté propre. Ils contribuent donc à l’intégration lorsqu’ils pensent en termes d’Union et non pas seulement en termes nationaux.
Enfin, en ce qui concerne les modèles d’intégration régionale économiques, il faut encore citer l’économiste hongrois Bela Belassa qui a déterminé les étapes de l’intégration régionale : la première étape est la Zone de libre échange (ZLE) qui correspond à l’abolition des barrières tarifaires entre les Etats-membres mais ceux-ci gardant leur droit de fixer des tarifs pour les Etats-tiers, l’Union douanière (UD) qui est à un cran au dessus dans lequel les Etats s’accordent sur un tarif commun, ensuite vient le marché commun qui ajoute à l’Union douanière les quatres libertés de circulation (bien, services, capitaux et circulation des travailleurs), et enfin il est possible que le dernier niveau soit une Union Politique.
Maintenant que nous avons posé le cadre d’analyse, on peut diviser le raisonnement nécessaire pour l’étude de l’intégration soviétique et post-soviétique en deux grandes parties. Une première partie qui se concentrera sur l’intégration soviétique, qui en étudiera les modalités ainsi que les différentes tentatives de réforme du système (Partie I), avant de nous intéresser dans une seconde partie à l’intégration post-soviétique et notamment au fonctionnement et à la pratique de l’Union Économique Eurasiatique (Partie II).
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